Depuis plusieurs mois, le Gouvernement affiche son attachement à la lutte contre les contenus haineux et illicites en ligne. Le 12 février 2019, Edouard Philippe a annoncé son souhait de faire adopter une loi pour lutter contre les contenus haineux en responsabilisant les grands opérateurs de plateformes qui permettent leur diffusion.
Le 11 mars 2019, Laetitia Avia, députée LREM de Paris, a déposé auprès de la Présidence de l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à lutter contre la haine en ligne. Cette proposition de loi est issue d’un rapport parlementaire visant à renforcer la lutte contre le racisme et l’antisémitisme en ligne, conduit par Laetitia Avia, l’écrivain Karim Amellal et le vice-président du CRIF Gil Taieb, puis remis au Premier ministre le 12 septembre 2018. La proposition prévoit ainsi plusieurs mesures pour endiguer la haine en ligne, dont une phare : l’obligation faite aux grandes plateformes numériques (Twitter, Facebook, Instagram etc..) et aux moteurs de recherche, de retirer ou rendre inaccessible les contenus haineux « manifestement illicites », dans un délai maximum de 24h. Si l’ambition de cette proposition de loi est partagée par l’écosystème, les modalités de sa mise en œuvre divisent. TECH IN France a ainsi rappelé lors de son audition par la députée Avia, l’importance de construire un texte équilibré et applicable en pratique pour les acteurs numériques et a cosigné une tribune soutenant l’initiative et l’objectif légitime visé par le texte, mais alertant sur le risque majeur d’inefficacité, notamment en raison d’un scope finalement trop large.
1. L’obligation de retrait dans un délai maximum de 24 h
Les grandes plateformes numériques et les moteurs de recherche devront donc retirer ou rendre inaccessible sous 24 heures les contenus « manifestement illicites » à raison notamment de la race, de la religion, du sexe, de la nationalité ou encore du handicap. À la clé en cas de refus, une amende pouvant aller jusqu’à 1,25 million d’euros pour les plateformes. Les députés ont ajouté lors de l’examen en Commission des lois une série d’infractions dans le périmètre des contenus « manifestement illicites » correspondant à des contenus dits « odieux », cela pour s’aligner sur le régime prévu par la LCEN de 2004 (loi de confiance en l’économie numérique), qui font l’objet d’une coopération renforcée entre plateformes et régulateurs.Ces infractions correspondent notamment à la provocation ou l’apologie au terrorisme, à la pédopornographie, au harcèlement sexuel ou encore au proxénétisme, et figurent parmi les contenus dont le retrait pourra être exigé dans les mêmes conditions. Cette extension de périmètre pose des problèmes d’ordres techniques et risque paradoxalement d’affaiblir la loi au détriment des personnes les plus fragiles.
2. Que faire des « contenus gris » posant des problèmes d’interprétation ?
On appelle « contenus gris » les contenus partagés en ligne qui demandent une interprétation pour déterminer leur licéité au regard des règles de droit existantes. En somme, les plateformes en ligne peuvent difficilement qualifier ces contenus car l’interprétation nécessite l’assistance d’un juge. De plus, elles ne bénéficient pas d’une expertise et d’un temps suffisant pour traiter des centaines de milliers de contenus signalés, dans le délai imparti.
L’extension des infractions entrant dans le périmètre de la proposition de loi, opérée par les députés de la Commission des lois, couplée avec l’obligation de retrait de ces contenus illicites en 24h, sous peine de sanction financière, risque d’entraîner des effets de sur-censure. Une telle exhaustivité est par ailleurs susceptible de densifier considérablement ces « contenus gris » pour lesquels les plateformes demandent un accompagnement. Les plateformes pourraient ainsi se voir imposer des responsabilités exorbitantes vis-à-vis de l’ensemble des contenus et de la liberté d’expression.
3. Une sanction décorrélée de toute dimension économique
Enfin, la proposition de loi prévoit que le CSA pourra infliger une sanction aux grandes plateformes en ligne, en cas de manquement répété à leur obligation de retrait en 24h, pouvant aller jusqu’à 4% de leur chiffre d’affaires annuel mondial.
A noter que cette sanction présente de nombreux risques juridiques susceptibles de fragiliser la cohérence juridique du texte. En effet, cette sanction est décorrélée d’une quelconque dimension économique et risque de faire l’objet d’une interprétation subjective et morale. Rappelons que les termes de la loi apparaissent encore trop imprécis car le CSA pourra « prendre en considération la gravité des manquements commis et, le cas échéant, leur caractère réitéré », pour juger du degré de la sanction à infliger.
De nombreux amendements ont été déposés par les députés en vue de l’examen du texte en séance publique à l’Assemblée nationale dès le 3 juillet. Le projet de loi a été adopté le 9 juillet dernier par les députés avec 434 voix pour ; 33 députés s’étant prononcés contre. Transmis au Sénat dès le 11 juillet, l’examen devrait débuter en septembre.